vendredi 21 mai 2010

#121 – Pique-nique

L'enfant recensait les brins d'herbe. Les très-verts. Les plus-courts. Les un-peu-jaunes. Les tordus. Les grignotés. Y en avait-il bien 807 comme l'homme qui lisait allongé sur l'herbe le lui avait assuré ? Il ne savait pas, il ne saurait pas, ne comptant que jusqu'à 20 et quelques. D'un doigt léger, l'enfant tapotait ensuite les carapaces des hannetons, des punaises, des coccinelles, chatouillait les fines pattes des fourmis, s'égarait dans le ventre mou des vers de terre.
Entre chaque partition, il levait la tête. Souriait à sa mère, à son père, souriant à l'enfant à tour de rôle. Le fleuve clapotait en contre-bas, miroir bleu d'un ciel sans nuage.
Sève de l'herbe, sucs des insectes, gras de la terre. Les doigts savants, l'enfant les suçait et rejoignait les petits peuples.


Au-dessus de lui, entre les sourires, l'homme et la femme se déchirent. Diront-ils à l'enfant ou laisseront-ils l'âcre saveur du pétrole s'infiltrer dans la petite bouche ? Sous le pont, la première ligne avance. Demain, le fleuve sera figé par la marée noire.
– Ne gâchons pas ce dernier pique-nique. Taisons-nous et sourions.


La femme étale sur l'herbe verte la nappe de damiers rouges et blancs. Sur le carré de tissu, l'homme, la femme, l'enfant s'installent, veillent à ne pas dépasser le périmètre de l'enceinte vichy.
L'enfant a quitté la terre ferme, il est sur un bateau, il taquine les poissons, les baleines, les mouettes. Il dresse un index mouillé et écoute l'histoire du vent. Il guette les pirates.
– À table, moussaillon ! dit le père.
L'enfant essuie l'index. La nappe de vichy rouge et blanc dérive.
– Et les requins, papa ?
– Ici, il n'y en a pas.
– T'es sûr ? Même pas 807 ?
– Même pas.

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